Déplier la présence

Partie 1

Par Jonathan Martineau

Jonathan Martineau enseigne à l’Université Concordia. Ses travaux portent sur l’histoire des idées, la technologie, l’économie politique et le temps social. Invité à prendre part à notre seconde conversation sur la présence, il prolonge ici ses réflexions avec un triptyque qui décompose la présence comme un prisme. Voici le premier de ses trois textes.

À vélo

Je me rends au travail, ce matin. J’enseigne à 10 h. Malgré la neige, je vais prendre mon vélo. J’ai relu mes notes, j’ai tout, je suis prêt à partir. Je descends les escaliers, grimpe sur mon vélo, et pars vers le centre-ville. Le trajet m’est familier, je pourrais presque le faire les yeux fermés, mais ce matin je suis attentif à plusieurs détails. Le vent froid et tonifiant, le reflet bleuté de la lumière dans la neige, le son de la musique dans mon écouteur, l’odeur d’hiver : je me sens présent et connecté au monde qui m’entoure. 

Cette présence au monde, cette plénitude du moment, nous avons l’impression qu’elle nous glisse sans cesse entre les doigts dans notre monde affairé et accéléré. Travail, courses, tâches domestiques, rarement avons-nous le temps de souffler, de nous déposer dans un moment. Au contraire, les journées se suivent, nous courons à toute vitesse simplement pour rester en place, habité·e·s par ce sentiment de voir passer notre vie sans pouvoir la vivre pleinement. Nous sommes en quête de
« présence », d’une connexion au monde, à notre vie et à nous-mêmes plus attentive, plus soucieuse de chaque instant. Et selon certains, il faut s’y entraîner en apprenant à « saisir le présent » et à faire fi des distractions. Il faudrait laisser « le passé derrière » et « demain prendre soin de lui-même », concentrer toute notre attention sur le moment présent, l’aborder
« sans jugement », sans préjugés ni attentes, afin de le vivre en « pleine conscience ». 

Pourtant, une véritable présence au monde, pour les êtres temporels que nous sommes, ne se conjugue pas simplement au présent. Mon moment de présence à vélo n’est pas qu’un présent. C’est plutôt un moment de temporalité pleine qui entrelace passé, présent et futur dans une relation indissociable. 

En tant qu’il s’ancre en moi, ce moment actualise un passé, constitué de mémoires génétiques, vécues et culturelles. Il est également un présent qui se disperse dans un réseau d’entités et de sens qu’il mobilise : casque, vélo, mobilier urbain, neige, rues, signalisation routière. Il est aussi un futur, une projection de moi-même. Je vis ce moment comme un professeur à vélo, et au fil de la piste cyclable, j’emprunte aussi les voies tracées devant moi par tout un horizon de sens. J’anticipe le déroulement de ce matin selon cette compréhension de moi-même et les attentes qu’elle crée, les projets qu’elle lance. Je m’aligne sur ses buts, ses normes et codes à suivre, autant de sillons tracés dans lesquels je dépose mes pratiques. Le présent n’est rien sans le passé et le futur. Je suis, en ce moment, ces mémoires, ce réseau d’entités signifiantes et cette anticipation allant au travail : passé, présent et futur, inextricables. 

« Je suis, en ce moment, ces mémoires, ce réseau d’entités signifiantes et cette anticipation allant au travail : passé, présent et futur, inextricables. »

Passé-mémoires

Mon passé n’est pas simplement ce qui s’est déroulé avant ce matin, avant le moment présent. Il me précède certes, mais m’accompagne également dans le moment présent, lorsque je me disperse par mon agir dans ce qui m’entoure. Mon passé et mes mémoires me devancent également, ils se déploient dans le futur. Ma mémoire génétique détermine à l’avance le potentiel de développement de mon corps, le simple fait que je puisse pédaler. Ma mémoire vécue construit l’identité que je projette dans le futur : je suis professeur, c’est ce vers quoi tend mon agir, mon matin est illuminé par ce telos, cette fin, projetée à partir de mon passé, de mon éducation et mon vécu. Et c’est en vertu d’une mémoire culturelle remontant à l’Académie de Platon et à l’invention de la roue que je pédale vers l’université en me projetant dans cette possibilité d’être professeur. Cette mémoire culturelle a beau me précéder chronologiquement, elle devance néanmoins mes décisions et mes projets en établissant au préalable les possibilités d’être qui me sont accessibles et que je peux emprunter. Mon passé est ainsi tout à la fois présent et futur. Il se passe avant, maintenant et après. Toutes mes mémoires m’enserrent et me relâchent, me lient et me libèrent, entrent et sortent de mon corps, me répandent dans le temps et répandent le temps en moi, me projettent dans un réseau de sens qui illumine ma présence au monde.

« Toutes mes mémoires m’enserrent et me relâchent, me lient et me libèrent, entrent et sortent de mon corps, me répandent dans le temps et répandent le temps en moi, me projettent dans un réseau de sens qui illumine ma présence au monde. »

Présent-déplis

Semblablement, le présent entrelace futur et passé. Ce matin, se trouve tout autour de moi un réseau d’objets utiles et de sens construits, autant de capacités humaines extériorisées, de mémoires et savoir-faire accumulés, auxquels je me connecte et dans lesquels je me disperse. Ma vision se couple avec mes lunettes, ma mémoire se trouve dans mes notes, ma mobilité, dans la rue. Le présent se déroule dans un réseau technique et signifiant, produit d’une accumulation d’activités humaines passées. Ces activités ont plié des temporalités passées dans des objets, des institutions, des savoir-faire. Le travail qui a fait mon vélo s’est déroulé dans un temps, maintenant passé, mais toujours présent sous la forme du vélo. Alors que je pédale, le temps passé, plié dans le vélo, se déplie et se joint à tous les autres temps pliés que ma pratique déplie, faisant ainsi le présent. 

Lorsque j’arrive au bureau, je retouche mes notes de cours. En écrivant, je rends le crayon présent, je déplie ses temporalités, je les relâche dans ce présent de mon action, je les réinscris et les replie dans l’objet du texte papier. Écrire a déplié des passés, et plié un présent de la pensée dans l’objet que sont les notes, que je déplierai à nouveau tout à l’heure dans mon cours. 

Futur-lumière

Si le présent déplie des passés, il le fait paradoxalement selon un sens qui vient du futur. Notre agir implique toujours une projection, une anticipation du futur, une attente, une intention. Ce telos, l’anticipé, revient vers le présent et lui donne un sens et une orientation. Le futur est ainsi l’origine de la temporalité humaine, le point de départ de notre conscience du temps, la lumière qui éclaire notre expérience. Notre agir déploie une structure temporelle d’anticipation, il est illuminé par sa finalité. Le futur déploie son sens et nous attire vers lui.

Les objets qui nous accompagnent dans le présent sont ainsi illuminés par le futur. Ces objets ont un afin de, un pour que qui leur est imparti selon le sens de notre agir : le livre est pour être lu, le vin pour être bu, les espadrilles pour courir, le chemin pour aller, le pot pour ranger. Tous ces pour que construisent un réseau de références, un monde de sens dans lequel se déploie notre agir : je pédale pour avancer pour arriver à l’université pour enseigner mon cours pour être professeur. Nos pratiques mobilisent un réseau de pour que en fonction de nos buts et de notre compréhension de nous-mêmes, de notre anticipation de qui nous sommes. Certaines choses relèvent de mon activité présente, et révèlent qui je suis — en ce moment : un professeur à vélo, entre autres. Je suis mon futur qui illumine la présence en dépliant des éléments pertinents de mon passé : gènes, mémoire vécue, culture collective. Le sens de ma vie émerge d’un retour du futur. Le futur n’arrive pas plus tard, il précède déjà le présent.

Ainsi, le temps n’est pas un passage continu et linéaire du futur vers le passé, avec un présent qu’on pourrait isoler comme réalité primaire pour la vivre ainsi en « pleine conscience ». La véritable présence se déploie, elle aussi, dans un horizon de sens illuminé d’un telos, d’un futur qui vient déplier des passés dans mon agir. Le jeu de renvoi d’un futur qui illumine un présent dans un passé signifie que tout présent prend son sens dans ce jeu du temps. La réelle présence est pleinement temporelle, elle est celle qui actualise un projet, librement choisi, qui revient du futur pour donner un sens à notre expérience et à notre histoire. 

Mais qui projette ? Qui fait cette histoire ? Qui a le privilège d’être vraiment présent ? La présence est aussi une question politique. Et cette pensée elle aussi m’accompagne, alors que je traverse Montréal dans la lumière du matin.

Jonathan Martineau, février 2025
(Partie 2 à paraître le 8 juin)

Illustrations - Fatou Dravé
Édition : Judith Oliver

 
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