Surplace frénétique

Partie 2

Par Jonathan Martineau

Jonathan Martineau enseigne à l’Université Concordia. Ses travaux portent sur l’histoire des idées, la technologie, l’économie politique et le temps social. Invité à prendre part à notre seconde conversation sur la présence, il prolonge ici ses réflexions avec un triptyque qui décompose la présence comme un prisme.
Voici le deuxième de ses trois textes.

Je me suis assis sur mon banc préféré, au parc. J’ai une heure de libre avant le souper pour jeter un œil à ce recueil de poésie attrapé l’autre jour un peu par hasard à la librairie. Une partie de moi hésite à prendre ce temps. Lire ce recueil n’apporte rien de bien tangible à mon travail ou à mes tâches de la journée. Mais bientôt cet inconfort se dissipe. Cette poétesse me fait du bien. Je me sens présent à un temps qui est mien et n’est pour rien d’autre que pour lui-même. Les moments sans justification sont peut-être ceux qui ont le plus de valeur? Ces moments n’apparaissent pas comme par magie, il faut les faire, les réclamer au cours des choses. Je façonne ce moment, je me mets en scène dans ce projet où j’affirme ma liberté : je ne suis pas que mon travail !  Mon temps n’est pas que ce qui se passe, qu’une suite de choses à faire! Voilà, il faut prendre le temps. C’est tout simple, non?

« Je façonne ce moment, je me mets en scène dans ce projet où j’affirme ma liberté : je ne suis pas que mon travail !  Mon temps n’est pas que ce qui se passe, qu’une suite de choses à faire! Voilà, il faut prendre le temps. C’est tout simple, non? »

J’ouvre le recueil, je lis quelques vers, mais bientôt mon esprit vagabonde. Mes pensées me ramènent au souper d’avant-hier, avec des vieux amis. Une éternité que nous ne nous étions pas vus, que nous n’avions pas pris le temps. On se le disait d’ailleurs en débouchant la deuxième bouteille: on travaille trop, on court partout. Jeanne a pris une photo de groupe, aussitôt envoyée à tous et partagée sur les réseaux, une extériorisation de la mémoire, une historicité immédiate comme gage de présence à ce moment. Philippe a ouvert son téléphone pour voir la photo, mais une notification l’attendait, un appel de son patron. « Il appelle à cette heure, ça doit être important. » Il s’est retiré pour retourner l’appel, et est revenu plus tard nous dire qu’il devait quitter, « mais on se refait ça bientôt! » Je repense aux photos que Louis me montrait, comme ses jumelles ont grandi, et à Mireille qui a quitté tôt pour aller rejoindre d’autres amies en disant qu’elle voulait profiter de sa soirée libre pour voir le plus de monde possible. Jeanne aussi est partie à ce moment, elle a moins de temps à elle avec son emploi, et aussi les enfants et la maison à s’occuper puisque Philippe est très pris au travail. J’ai dû rentrer tôt également. Trop de boulot le lendemain. Ces moments où l’on peut réellement décrocher du travail et de nos tâches tous ensemble sont si rares. Nous étions ravis d’y être, et pourtant j’ai en rétrospective ce sentiment mitigé d’une présence pressée, une brièveté préoccupée, un interstice trop mince pour pouvoir s’y tenir plein et entier.

La présence est tributaire d’une dynamique de renvois, où le futur vient déplier des passés dans le présent. Et elle s’inscrit dans un temps qui est d’abord social: il est normé, organisé, institutionnalisé et traversé de rapports de pouvoir. Notre agir s’insère dans un système où les horloges, calendriers et horaires dictent le rythme de nos activités selon des institutions temporelles collectives mises en place au fil de l’histoire. Ce vaste réseau signifiant sous-tend la présence, il oriente, coordonne et discipline nos relations à nous-mêmes, aux autres et au monde. 

« Notre agir s’insère dans un système où les horloges, calendriers et horaires dictent le rythme de nos activités selon des institutions temporelles collectives mises en place au fil de l’histoire. Ce vaste réseau signifiant sous-tend la présence, il oriente, coordonne et discipline nos relations à nous-mêmes, aux autres et au monde.  »

Or, à notre époque, le pouls du temps social suit une logique économique. La « croissance » est ce telos collectif, cet horizon futur qui domine le présent et y déploie son signifiant maître et souverain bien: la productivité. Faire toujours plus, en toujours moins de temps. Presser toujours plus ce temps qui nous presse. Le capitalisme fait du temps une marchandise qui peut se vendre et s’acheter. Et dans ce jeu de forces sociales qui nous dépasse, la présence devient une ressource à orienter, happer, solliciter, exploiter. 

Cette pression, je la ressens dans ma vie quotidienne. Je suis toujours présent, comment ne pas l’être, mais rarement présent à moi-même ou pour moi-même. Je dois respecter des normes temporelles et ajuster mes activités selon l’heure qu’il est. Je dois faire vite. Mais beaucoup plus insidieusement, je fais mienne l’idée de rendre mon temps plus productif. Produire plus au travail, certes, mais mon temps avec mes proches doit aussi être productif: d’amour, d’amitié, de souvenirs impérissables, de temps « de qualité ». Mes loisirs doivent être plus productifs d’expériences enrichissantes, ma semaine à Athènes suit un horaire réglé au quart de tour pour tout voir et tout faire, pour maximiser ce temps de vacances. Je soigne mon hygiène de sommeil pour que ce temps soit plus productif de repos. Je fantasme de ne rien faire, mais je culpabilise dans le temps vide. Je fuis l’ennui. Je crains de mettre sur pause et de manquer le bateau, de ne pas pouvoir rattraper ensuite. Je vise à maximiser tous les temps de ma vie, comme s’ils étaient des temps de travail, des moyens de produire une fin qui les transcende: toujours plus.

Aujourd’hui le capitalisme algorithmique siphonne notre attention, sans que l’on sache vraiment qui ou quoi se cache derrière l’app, si nous utilisons ou sommes utilisés. Chaque moment de nos vies connectées génère des données et nourrit le capital. La logique de la productivité, boostée aux algorithmes, accélère le passage du temps et sature chaque instant. Les technologies s’immiscent dans nos vies portées par de faux prophètes qui nous promettent de sauver du temps, de le maîtriser davantage. Cruelle ironie. Malgré nos stratégies multitâches, nos horaires réglés au quart de tour, nos instruments de mesure high tech, nos apps de productivité, notre système de temps universel standard mondialisé et intégré, plus nous tentons de sauver du temps, plus il nous échappe. Plus nous essayons de contrôler le temps, plus il nous contrôle. Le temps social est régimenté sans qu’une nanoseconde ne puisse s’en échapper, puisse ne pas être comptée, et pourtant jamais dans l’histoire les humains ont-ils été aussi pressés, débordés, et peu en contrôle de leur temps. La technologie ne libère pas notre temps, mais l’arrime et le soumet à ses rythmes toujours plus rapides. Je cherche un temps qui ne (se) compte pas.

« Plus nous essayons de contrôler le temps, plus il nous contrôle. »

J’ouvre mon téléphone posé là près de moi sur le banc, je veux revoir le selfie de groupe du souper, mais voilà je clique sur une publicité de chemise, c’est vrai je n’ai plus rien à me mettre. Puis un mail urgent d’un collègue qui a besoin de ma signature sur un document ah mais aussi je devais acheter son nouveau livre il doit s’attendre à ce que je le lise justement j’ai un item dans mon panier Amazon qui attendait je vais acheter tout ça d’un coup deux messages sur l’appli de rencontres lorsqu’on attend trop avant de répondre les gens le prennent mal je vais envoyer un petit quelque chose rapidement pour maintenir le flot oh et j’ai oublié d’entrer les calories de mon lunch dans mon appli de santé et le bot joker707 me challenge pour un blitz d’échec et il y a ce vidéo de Yannis Varoufakis mais de quoi parle-t-il? Cette accélération technique rassemblée dans mon téléphone capte mon temps et compresse mon présent, l’isole et l’individualise, le sature de sollicitations, y déploie des crochets addictifs qui me happent constamment dans les vélocités techno-capitalistes de ce présent étrange, de ce surplace frénétique. Il m’est difficile de me déposer, de délibérer, d’être réellement attentif, d’être présent à moi-même, d’être qui je suis. Je veux bien être dans le moment, mais je n’ai pas le temps.

Je reviens à mon recueil de poésie, à ce moment que j’ai voulu réclamer. Où en étais-je déjà?

Jonathan Martineau, février 2025

Le troisième et dernier texte de ce triptyque sera publié le 14 septembre
À l’agenda : Jonathan Martineau participera a une rencontre-causerie de Brèches le 1er octobre dans la chapelle de la Cité-des-Hospitalières pour échanger sur ses trois textes.

Illustrations - Fatou Dravé
Édition : Judith Oliver

 
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