Le temps de faire futur
Partie 3
Par Jonathan Martineau
Dans le dernier volet de son triptyque, Jonathan Martineau interroge la présence collective et son lien avec le temps. Nous voulons un monde vivable, mais comment l’imaginer quand le temps de faire communauté nous manque ? Réinvestir notre présence est le seul moyen de contrer « cette pauvreté temporelle incompatible avec la démocratie ».
Notre communauté et notre monde ne peuvent advenir sans notre présence.
Au printemps, à la fin du dégel, je dois nettoyer le poulailler. Un grand ménage. Les abreuvoirs et les mangeoires, changer le sol, laver les nichoirs et les perchoirs, composter. J’ai apporté quelques gâteries pour mes poules, des morceaux de fruits et de maïs qu’elles picorent à l’extérieur pendant que j’étends la nouvelle paille et ramasse les œufs frais du matin.
À la radio, un reportage sur les deux hommes les plus riches du monde. Deux égos astronomiques qui jouent aux grands pionniers de l’exploration spatiale. L’un envoie d’autres ultra-riches dans la thermosphère dix minutes pour quelques millions de dollars — et tonnes de Co2. L’autre éclate des fusées, lance une voiture sport en orbite et veut aller sur Mars. L’argent qui transcende la planète. Le capital galactique qui se projette dans un fantasme extropien où des milliardaires transhumains colonisent le vide intersidéral — pendant que la Terre brûle. C’est ça le futur ? Les poules ont l’air sceptiques.
« À quoi sommes-nous présentes et présents, collectivement ? Nous partageons un présent historique, c’est ce qui fondamentalement nous relie. Il s’illumine à partir de visions du futur qui lui donnent son sens, orientent ses pratiques, déplient des histoires et des héritages ― et en laissent d’autres dans l’obscurité. Ces visions du futur sont partout en lutte, projetant différents intérêts, tissant les trames d’un à-venir. Notre présence s’arrime aux récits de demain. »
À quoi sommes-nous présentes et présents, collectivement ? Nous partageons un présent historique, c’est ce qui fondamentalement nous relie. Il s’illumine à partir de visions du futur qui lui donnent son sens, orientent ses pratiques, déplient des histoires et des héritages ― et en laissent d’autres dans l’obscurité. Ces visions du futur sont partout en lutte, projetant différents intérêts, tissant les trames d’un à-venir. Notre présence s’arrime aux récits de demain.
Le futur de ces milliardaires « visionnaires » et autres PDG du capital algorithmique nous est diffusé partout ad nauseam : plus de virtuel, d’algorithmes, de lithium, d’énergie masculine, de robots, de pétrole, de vitesse, d’efficacité, de fusées. Move fast and break things. Le futur, c’est la croissance du PIB, le rendement sur actions, le meilleur des mondes grâce à la panacée technologique qui résout tous les problèmes. Pour sauver le monde, cliquez ici.
Mais ce futur est celui d’une technique mortifère qui lisse le monde de toutes ses aspérités avant de le détruire. Au fond, les artisans de cet écocide boosté aux algorithmes n’ont aucune imagination. Leur futur, c’est le présent : une oligarchie qui s’enrichit aux dépens d’un monde qui dépérit. Les conséquences ? Elles ne les concernent pas : terrés dans leurs bunkers, ils compteront leurs milliards jusqu’à ce que la dernière goutte de pétrole brûle dans cette grande putréfaction mécanisée. Les résistances ? S’il le faut, ce futur d’apps, d’accélération mécanique sans fin, d’IA omnisciente omnipotente omniprésente, déferlera comme une marée brune. Le bruit des bottes…
Les poules prennent un bain de sable pendant que je nettoie les perchoirs, j’attrape Denise-la-grise pour l’amener avec les autres à l’extérieur. Je descends les brouettes pleines vers les bacs à compost au fond du jardin. Tout ça retourne à la terre, la vie est cyclique, comme l’esprit humain qui réinterprète, qui ne répète jamais vraiment le même, qui revient, mais sans cesse diffère, qui se déploie en spirale. Pourtant aujourd’hui, l’esprit semble se linéariser, arrimé à une grande fuite en avant il se répète et s’automatise, il s’aplatit comme les présents informationnels qui se succèdent, mais ne durent pas.
Et nous, quel futur voulons-nous ? Quel futur façonnons-nous ?
« Comment explorer, délibérer, expérimenter, politiser et faire futur dans un temps où tout s’accélère, mais rien ne change ? »
Pour faire futur, il nous faut du temps. Nous voulons un monde vivable, mais le temps de faire communauté et d’imaginer notre futur nous manque. Nous vivons sous le telos de l’argent, dans un temps qui n’est pas le nôtre. Le temps horloge réseauté, le temps-ligne, est celui du marché mondial, des heures qui s’enchaînent au rythme désincarné de l’accumulation du capital. Comment explorer, délibérer, expérimenter, politiser et faire futur dans un temps où tout s’accélère, mais rien ne change ?
Et désormais, pendant que les heures s’égrènent, c’est la machine algorithmique qui temporalise à notre place. Elle transforme le passé-mémoire en données, le moment présent en fil d’actualité, le futur projeté en prophétie autoréalisatrice. La temporalité des algorithmes empêche de différer, de faire autre. Soumis à des machines qui prédisent ce qui a déjà été et tissent incessamment l’éternel retour du même, la trame de notre temps nous échappe. Et lorsque l’IA génère le sens, sa logorrhée stochastique éclate l’horizon télique. Comment faire naître des projets collectifs qui viendront illuminer et orienter nos pratiques si nous sommes absorbés dans un temps qui nous l’interdit ?
Captive de ce temps, la présence s’atomise, s’hyperindividualise, se perd dans un vortex de contenu addictif et creux, saturée d’un gavage accéléré à l’arrière-goût métallique. Notre présence s’absente dans un présent réduit à un point de données. Et cette pauvreté temporelle généralisée, existentielle et politique, est incompatible avec une réelle démocratie qui fait son futur. Notre communauté et notre monde ne peuvent advenir sans notre présence.
« Libérer notre temps, pour libérer notre présence et que fleurissent notre imagination, notre créativité, notre jugement. Pour qu’un autre horizon laisse émerger des présences imprévisibles. Un monde vivable, un métabolisme concret, une spirale qui diffère, contemple, fait autre et réinterprète »
Libérer notre temps, pour libérer notre présence et que fleurissent notre imagination, notre créativité, notre jugement. Pour qu’un autre horizon laisse émerger des présences imprévisibles. Un monde vivable, un métabolisme concret, une spirale qui diffère, contemple, fait autre et réinterprète. Au futur de silicone, de clics et d’algorithmes, opposer une présence de ruines, d’interstices, de renouveau. Dans les jardins communautaires réclamés de Détroit, dans les communautés des paysans sans terre au Brésil, dans la coop près de chez vous, dans les communs urbains de Montréal à Barcelone, dans les blocus autochtones anti-gazoducs. Mais aussi dans chaque moment réclamé pour nous, chaque geste de soin envers soi, les autres et la nature. Chaque moment qui fait nous et s’oriente à partir d’un telos de justice et de bien commun, réactive l’héritage des luttes passées et déplie un présent à nous.
Libérer le temps de faire futur.
Les poules reviennent sur le perchoir, elles caquettent. Le poulailler est propre jusqu’à la prochaine fois.
Jonathan Martineau, 5 mai 2025
À l’agenda : Jonathan Martineau participera a une rencontre-causerie de Brèches le 1er octobre dans la chapelle de la Cité-des-Hospitalières pour échanger sur ses trois textes. Tous les détails.
Illustrations - Fatou Dravé
Édition - Judith Oliver